DE 1964 A 1968, HARD BOP, JAZZ MODAL, DEUXIEME GRAND QUINTET HISTORIQUE

1964, LE GRAND QUINTET

De la fin de l’année 1964 à l’année 1968, c’est l’âge d’or pour ce grand quintet de Miles DAVIS. De l’album ESP(1965), jusqu'aux albums Miles Smiles(1966), Sorcerer, Water Babies, Nefertiti(1967), Miles in the Sky et Filles de Kilimandjaro(1968).

Les enregistrements et concerts s’enchaînent, la virtuosité des musiciens et la modernité des thèmes sont au rendez vous. Un climax, une ambiance harmonique ouverte et très palpable se construit, ce climat modal va déterminer bon nombre de compositions de Miles et de ses musiciens jusqu’à la fin des années 60.

 

 

 

Les concerts se suivent mais ne se ressemblent pas. D’une soirée à l’autre, les expérimentations rythmiques font jeu et place avec des systèmes harmoniques de progression d’accords ouverts et constamment renouvelés, le climax qui se dégage de cette période fait à lui seul partie de l’histoire du jazz.

Le time feel fait son apparition. Miles DAVIS parle de notion de beat et d’after beat, le temps que l’on entend et le temps que l’on entend pas, le beat, qui est suggéré par la pulsion, la régularité et le tempo, et l’after beat, parfois joué mais la plupart du temps sous jacent, suggéré par la pulsation ternaire ou binaire des phrasés et des rythmes.
Miles joue très bien, il est presque tout le temps au milieu du temps, on peut vraiment penser comme l’écrit le saxophoniste Dave LIEBMAN que « (…) Le rapport de Miles à la pulsation était l’un des plus précis qui soit, parmi tous les musiciens de jazz, toutes époques confondues ».

Tony WILLIAMS est à la batterie, Herbie HANCOCK au piano, Wayne SHORTER aux saxophones ténor et soprano, et Ron CARTER à la contrebasse, avec Miles DAVIS, ils sont les fers de lance de ce nouveau Jazz Moderne totalement réinventé, c’est un nouveau quintet de rêve. « Miles est l’âme et le leader, Tony le feu, Wayne l’homme des idées, Ron et Herbie les points d’ancrage ».

 

Wayne SHORTER est l’un des plus grands compositeurs que le jazz ait porté, la modernité de son écriture harmonique, la pureté et le lyrisme de son phrasé, le côté aventureux dans la prise de risque maximum de ses solos et sa connaissance parfaite des règles du jazz en font une figure incontournable de l’histoire de la musique.
Même si sa la rapidité de ses traits est un petit peu en dessous de celle de quelques de musiciens de l’époque, sa musicalité parfaite et ses idées novatrices sont hors normes.
Ses albums sortis chez Blue Note représentent au plus au point le Jazz Moderne et modal.
Dans le quintet, Wayne SHORTER est le « catalyseur musical intellectuel ».

 

De son côté Tony WILLIAMS met en avant de nombreuses polyrythmies ternaires et binaires, il joue souvent légèrement en avance sur le temps, et il épouse et fait rebondir les phrases des solistes.
Il pousse Miles à retravailler sa trompette et il apprécie particulièrement quand un soliste prend des risques et joue out.


Le seul problème de taille est que Tony WILLIAMS a 19 ans, il est trop jeune pour rentrer dans les clubs !
« Tony installait le rythme et nous suivions ».

 

 

A cette époque, Ron CARTER est un peu moins expérimenté, mais une fois qu’il est lancé il possède « un maximum de pêche », rarement un contrebassiste a développé un jeu aussi complet.


Il peut être très puissant, faire vibrer les cordes de sa contrebasse, et faire preuve de lyrisme dans les mélodies et dans son jeu à l’archet.
Dans le groupe, c’est aussi le plus proche de Miles.

 

 

 

Herbie HANCOCK est un des plus grand pianistes de la planète jazz, c'est une véritable éponge, avec l’album Inventions and Dimensions qui sort en 1963 chez Blue Note, il participe éminemment au Jazz Moderne. Il a une oreille aussi bonne que celle de Tony WILLIAMS, et il est capable de reproduire toutes les ambiances harmoniques qu’il entend.

« Cet enfoiré jouait tant que quand j’avais fini, j’allais vers lui et faisais semblant de lui couper les mains ».

 

 

 

Miles demande fréquemment à HANCOCK de jouer moins de notes dans les accords. HANCOCK est déjà passionné par l’électronique et lorsqu'il arrive en retard il ne joue pas toujours sur le premier morceau du concert ! Miles considère Herbie HANCOCK comme étant la meilleure étape après Bud POWELL et Thélonious MONK.

 

Musicalement, Miles DAVIS privilégie un type de jeu épuré, inspiré dans l’idéal par celui du guitariste Charlie CHRISTIAN, dont le style à la guitare se rapproche d’une voix humaine ou d’un instrument à vent.
Cette marque de fabrique a aussi notablement influencé le phrasé du contrebassiste Jimmy BLANTON, ou encore du pianiste et crooner Nat King COLE.

 

Dans ce quintet, Miles DAVIS a le sentiment d’apprendre de nouvelles choses tous les soirs. Il met la touche finale aux diverses propositions et aux thèmes que lui amènent les musiciens, ces derniers sont tellement bons qu’il est toujours étonné de s’entendre appeler Monsieur DAVIS par ces pointures.

DE 1965 A 1968, JAZZ MODERNE ET HARD BOP,
LE PUBLIC ET LES CONCERTS

Lorsqu’on écoute des enregistrements live de cette époque et de ce groupe, on remarque qu’un même thème est très souvent joué à des tempos différents, que l’arrangement comporte parfois des nouveaux morceaux, ou encore que le tempo change pendant l’exécution du thème, selon les lieux ou les saisons. Parfois, les thèmes sont contractés, ils passent de 8 à 4 mesures, puis à seulement deux…. « Notre façon de jouer changeait chaque soir ». L’évolution est rythmique, le pianiste et compositeur Thélonious Monk dit : « Il y a trois choses importantes dans la musique, le rythme, le rythme et le rythme ».

 

C’est durant cette période que le style de Miles s’affirme, un « time feel », qui lui permet de jouer exactement sur le tempo, ou un tout petit peu an avant, beat et after beat, mais toujours régulièrement, tout en ayant le choix de jouer dans ou en dehors de l’harmonie. Avec cette capacité d’écoute corrélée à la réactivité de chacun des musiciens, ce quintet est le deuxième plus grand groupe que Miles DAVIS aie jamais eu.

 

En 1965, le contrebassiste Ron CARTER, avec son morceau EIGHTY ONE, pose les jalons d’une forme de composition, à laquelle Miles DAVIS et ses musiciens peuvent se référer dans et au-delà de la tradition du jazz. L'espace, la mélodie, et l'harmonie modale sont étroitement et musicalement imbriqués dans un climax ouvert, les accords suspedus ouvrent la musique de jazz hard bop et modal vers le futur.

Cependant, Miles rencontre cependant le même problème que Duke ELLINGTON à la fin des années quarante.
Les organisateurs de concerts se sentent désorientés, ils entendent le même morceau que Miles à joué quelques mois auparavant, mais complètement réorganisé, retravaillé par le temps et par l’expérience de la scène.

 

De même, lorsque le public vient voir les concerts, il veut écouter le jazz que Miles DAVIS a enregistré quelques années plus tôt, et qui a fait son succès, les compositions des albums Kind of Blue et Someday my Prince will come. Alors que les musiciens arrivent au bout de l’interprétation de ces thèmes en les jouant de plus en plus vite.

 

 

Miles DAVIS et son groupe tournent beaucoup, l’évolution musicale est constante, les nouvelles compositions sont beaucoup plus modernes, l’harmonie est plus dissonante, et l’expérimentation est mise en avant. Ces grands musiciens ont besoin de jouer et de tester les nouveaux morceaux enregistrés sur les disques de cette période. Mais pendant les concerts, le public suit parfois difficilement. Ces génies du jazz sont parfois un peu frustrés, dans les albums, le quintet se retrouve dans une posture de recherche de nouveauté et de nouveaux climats, souvent non suivie d’effets pendant les concerts.

De plus, Miles se refuse sans doute à jouer en concert exclusivement des thèmes plus modernes, il a peut être peur d’attirer un peu moins le public, qui boude les concerts de jazz, et d’avoir à baisser le prix de vente de ses concerts. C’est une grande star du jazz, ses musiciens sont en général les mieux payés du circuit, de 100 à 200 dollars par soirs à cette époque, même s’ils sont beaucoup moins bien payés que lui. Au Festival de jazz de Vienne en 1988, le plus gros cachet est celui de Miles : environ 40 millions de centimes, quelques années plus tard, Sonny ROLLINS demandera 60 millions de centimes. D’autre part, à chaque fois qu’il fait un disque avec Columbia, il reçoit 60 000 dollars.

 

Au delà du monde de l'argent, pendant cette période intense de création, le jazz et le monde de l'art atteignent des sommets de beauté, de virtuosité et de sensibilité.

 

ESP, Mies Smiles, Nefertiti, Sorcerer, Miles in the Sky, Filles de Kilimandjaro, et Water Babies vont ponctuer de manière extraordinaire ces années formidables de jazz moderne et modal.

 

 

 

Malheureusement, et en partie à cause de multiples tournées, de l’usage de drogues et d’alcool, la relation Miles DAVIS Frances TAYLOR bat de l’aile. Les enfants de Miles subiront les conséquences de violences conjugales à répétition. Puis Frances TAYLOR quitte Miles DAVIS, et ce dernier apprend par la presse qu’elle est s’installée avec Marlon BRANDO. En 1964, Miles se lie d’amitié avec le grand écrivain afro-américain James BALDWIN.
En avril 1965, Miles est opéré deux fois de la hanche, il se repose en regardant les émeutes de Watts à la télévision.

NOVEMBRE 1965, A NEW YORK ET CHICAGO,
ESP, LA REVOLUTION MODALE

On peut penser que dans les concerts de cette période, qui culminent avec l’enregistrement du Live au Plugged Nickel, excellent document enregistré à Chicago en 1965, les musiciens, Wayne SHORTER, Herbie HANCOCK, Ron CARTER, Tony WILLIAMS, sont à la quintessence de ce qu’un musicien peut jouer avec un standard de jazz. Mais sur cet enregistrement Miles n’est pas au mieux de sa forme, il a du s’arrêter plusieurs mois pour subir deux interventions chirurgicales importantes de greffe osseuse sur la hanche, et il souffre énormément. Le problème vient aussi du fait que Miles prend à la fois des médicaments anti-douleurs et de la cocaïne…

 

En 1965, le groupe enregistre l’album ESP, c’est un tournant musical. L’écriture thématique est moderne, Wayne SHORTER apporte des accords étranges, m7M et 7+5, qui font référence à des gammes issues du répertoire de Béla BARTOK. Les musiciens improvisent sur des gammes majeures, des canevas harmoniques de blues, des pédales, des chromatismes, des gammes par tons, et des gammes mineures mélodiques. Le fait d’enchainer toutes ces formes d’improvisations est une vraie révolution modale.
De plus, des intervalles de quarte, sont présents tant au niveau des mélodies qu’au niveau harmonique.

 

La sensation de beauté thématique reste présente. De même que les évolutions, les variations et les superpositions des rythmes, la sensation de flottement participe à l’évolution des climats. La sensibilité et l’esprit éthéré des balades fait aussi évoluer le climax des morceaux vers le jazz moderne, on a la sensation que la musique s’ouvre et reste ouverte vers de nouveaux horizons. Le fait que tous les musiciens se connaissent, se produisent très souvent ensemble et aient l’habitude d’expérimenter, facilite l’exploration que constitue les morceaux de l’album. ESP signifie extra sensory perception.

 

L’influence du grand saxophoniste ténor et soprano Wayne SHORTER est précieuse et remarquable.

Sur la même période, il enregistre de nombreux albums chez Blue Note, qui sont aujourd’hui des classiques.

Durant l’été 1966, Miles retourne en studio pour enregistrer l’album Miles Smiles, toujours dans cette veine de renouveau modal.

 

 

Comme dans le morceau House of Jade, tiré de l'album JUJU, dans le morceau Footprints, le temps s’étire, Wayne SHORTER allonge sa mélodie en juxtaposant quatre notes du thème sur trois temps du rythme. Les thème Orbits, Dolorès, et Ginger Bread Boy sont joués sans aucun piano jusqu’aux solos monodiques de Herbie HANCOCK, ce qui les apparente à une composition de free jazz d’Ornette COLEMAN, d’autant plus que les thèmes sont repris ou déclinés par bribes durant les solos de trompette et de saxophone ténor.
Les solos monodiques de Herbie HANCOCK, sans main gauche, sont appelés « Time, no changes », le tempo régulier sans progression d’accords.

 

Miles renoue brillamment avec la scène au Village Vanguard, à New York, même si en pleine période free, le classicisme de la forme des morceaux enregistrés live parait quelque peu décalé.
Le contraste avec les albums enregistrés en studio est d’autant plus saisissant.
Le contrebassiste Reggie WORKMAN remplace Ron CARTER pour ces concerts, puis c’est le contrebassiste Richard DAVIS qui prend le job pour le début de l’année 1966.

 

Miles DAVIS commence à souffrir sérieusement de problèmes de foie, même si en 1967, il se lie avec l’actrice afro américaine Cicely TYSON, qui l’aide à stopper sa consommation d’alcools forts. De plus, jusqu’en 1970, Miles pratique beaucoup la boxe et la natation, ce qui lui permet aussi de reprendre un souffle aussi bon que celui qu’il avait pendant sa jeunesse.
L’album Miles DAVIS, His Greatest Concert Ever (Jazzman JM 11742), enregistré à Anvers lors d’une tournée en octobre 1967 est un excellent reflet des concerts. En 1967, il rajoute un second saxophone ténor à son groupe, en la personne de Joe HENDERSON. Dans le même temps il commence à supprimer les pauses entre les morceaux en construisant une forme de suite, il gardera cette idée d’enchaînement rapide jusqu’à la fin de sa carrière.

L’esprit de recherche et de liberté qui règne et qui se dégage de ce second grand Quintet historique est unique, certaines parties sont tellement ancrées dans l’écoute et dans un esprit de réalisation en direct qu’il est presque impossible de les analyser, et qu’importe puisqu’une nouvelle fois, Miles DAVIS nourrit le jazz de nouveauté et impose une nouvelle fois sa marque sur le temps et sur l’histoire de la musique.

JUILLET 1967, DECES DE JOHN COLTRANE

Le 17 juillet 1967, la mort due à une cirrhose du foie du saxophoniste John COLTRANE, affecte beaucoup Miles DAVIS.


John COLTRANE, au-delà de son mysticisme et de sa spiritualité, est un icône qui représente la liberté et la paix, ainsi que l’idée de révolte pour beaucoup de membres de la population afro-américaine.
Les sentiments profonds de rage et de puissance qui se dégagent de son jeu sont là pour en témoigner. Tout autant que Miles DAVIS quelques années plus tôt, JOHN COLTRANE exprime le ressentiment de souffrance intérieure de tout un peuple.

Son image et son message apparaissent aussi modernes et convainquants que ceux véhiculés par Sly and the Family Stone, ou par les Last Poets.

La vie continue et avant de faire une importante tournée aux Etats Unis et en Europe, Miles joue avec le groupe de Dizzy GILLESPIE au Village Gate à New York, le club est bondé, le grand boxeur Sugar Ray ROBINSON vient voir le groupe.

PARENTHESE HISTORIQUE, 1967 à 1970,
AUX ETATS UNIS ET DANS LE MONDE, CHANGEMENT ET EVOLUTION DES MENTALITES

Pour l’histoire, la musique et les arts en général, les années 1967 à 1970 sont tout à fait prodigieuses. C’est pour la jeunesse américaine le temps de l’émancipation et d’un nouveau regard sur le monde extérieur. L’idée selon laquelle « Si tu ne consommes pas tu es mort » est vivement contestée. C’est aussi le temps des grands festivals populaires de musique, il y a le Festival de Woodstock, le Summer of Love, l’éveil d’une conscience révolutionnaire, un moment où l’Amérique toute entière donne naissance à une nouvelle façon de voir, de sentir, et d’expérimenter les choses.

 

La musique et certaines chansons un effet direct sur la vie, et la manière de penser de beaucoup de jeunes gens.
Bob DYLAN, Jimi HENDRIX, La guerre du Vietnam versus Flower Power, James BROWN, les droits civiques des afro américains, Joan BAEZ, SACCO et VANZETTI… La liste est longue pour évoquer cette évolution des mentalités, et Miles DAVIS est une des locomotives qui influencent l’opinion musicale et l’opinion publique de cette époque.

 

On assiste à une prise de conscience sociale pour les communautés afro américaines, hispaniques, et pour les minorités ethniques. Un changement social se produit dans les grandes cités, accompagné de mouvements de protestations, de révoltes et de troubles, mais aussi d'expérimentations, de révélations, de progrès et de découvertes.

Miles DAVIS est en tête de file pour toutes ces évolutions, c’est un leader charismatique pour toute la communauté afro américaine et pour l’expression créatrice des musiciens dans de nombreux styles. Il est lui-même le produit d’une évolution culturelle qui permet à un afro américain issu d’une classe sociale aisée d’accéder à de nouvelles opportunités artistiques.

C’est le temps du mouvement hippie, des Black Panthers, de Muhammad ALI, de Martin LUTHER KING, de Malcom X, du mouvement des droits civiques, de la guerre du Vietnam, et de l’assassinat de Robert KENNEDY.

Musicalement, c’est aussi l’avènement de Jimi HENDRIX, de Sly STONE, de James BROWN, des DOORS, de Marvin GAYE, de Carlos SANTANA et de Miles DAVIS.
D’autre part l’influence à la fois libératrice et spirituelle du saxophoniste John COLTRANE est très présente. Dans les concerts et festivals, c’est aussi le temps de Charles LLOYD, du Grateful Dead, de Janis JOPLIN, d’Aretha FRANKLIN et King KURTIS, de Rahsaan Roland KIRK, de John HANDY et de Quincy JONES.